Cher Monsieur Ducasse,
Je suis préoccupé par les articles qui sortent sur la nouvelle vision de la cuisine que vous nous proposez, Monsieur Ducasse, à l’occasion de la réouverture de votre restaurant du Plaza Athénée, avec comme réserve bien sûr, que les propos aient été correctement relayés par les journalistes.
La viande et sa découpe font partie de notre patrimoine culturel, et particulièrement celui du service en salle « à la Russe » depuis en particulier le livre d’Urbain Dubois et d’Emile Bernard, « L’école française appliquée au service à la Russe ». Beaucoup d’éleveurs respectent leurs animaux et méritent leur place sur les plus grandes tables françaises.
J’entends aussitôt les critiques : « il faut évoluer, Gil, nous ne sommes plus au 19ème siècle ».
Je suis d’accord pour « évoluer », la remise en question du métier et de sa promotion sont chez moi un vrai engagement, comme vous le savez. Mais il faut s’attacher à ne pas détruire à petit feu le savoir-faire d’une profession très ancienne, celle des métiers de la salle. Bien sûr, le respect que je vous porte me dit que je ne devrais rien faire et me dire, OK, attachons nous à l’accueil du client, la mise en valeur de la cuisine, la scénographie du repas, ce que je fais au quotidien.
Mais si on regarde bien, à chaque « évolution » ce métier a perdu en connaissances et personne n’a réagi.
Dès le Moyen Age, l’art de la découpe des viandes s’est éloigné des techniques de la boucherie pour revêtir une dimension artistique. À partir de la Renaissance et jusqu’au XVIIIème siècle, les volailles et autres viandes ont été filetées par de véritables spécialistes effectuant des gestes empreints d’élégance, tel celui qui consiste à découper en maintenant en l’air les viandes en haut d’une fourchette1. A partir du XVIIIème siècle, avec la fin de l’ancien régime, la découpe doit s’adapter aux changements sociaux2. La période de la révolution française va influencer fortement cet art qui connaît une première grande évolution avec l’apparition du service à la Russe et la mise en valeur des rôts (pièces rôties), au centre du repas3, ainsi, pour être servies chaudes, elles sont découpées devant les clients
Puis sous l’influence en particulier d’Antonin Carême4, une nouvelle évolution sera baptisée « Nouvelle Cuisine », avec alors une grande perte technique chez les maîtres d’hôtels.
Plusieurs évolutions sociales vont par la suite influencer la découpe des viandes et le rôle du maître d’hôtel. On pourrait citer en particulier l’arrivée des sports d’hiver qui va marquer le déclin du poste de maître d’hôtel trancheur « à l’année » dans un seul établissement, puis, en juillet 1933, la loi Godart5 relative au contrôle et à la répartition des pourboires qui va cristalliser le fameux conflit cuisine-salle dont les cuisiniers sortiront vainqueurs dans une certaine mesure. Enfin, les « commandements de la Nouvelle Cuisine » prônés par Christian Millau et Henri Gault en 19736 vont imposer la généralisation du service à l’assiette et rendre l’ancienne science du maître d’hôtel obsolète. Il n y a pas de réaction de ma profession alors.
Pourtant, lorsque dans le restaurant dans lequel j’officie et où vous êtes invité, nous effectuons une découpe de viande, les clients sont émerveillés et se lèvent de leur table situé de l’autre côté du restaurant pour venir filmer avec leur portable, en particulier les clients étrangers.
Notre société française a sans doute un rapport ambigu avec la représentation de l’animal mort8. D’une part, La côte de bœuf découpée devant les clients trouve sa place sur un nombre important de menus, et pour Pâques les supermarchés affichent fièrement en couverture de leurs brochures publicitaires des gigots d’agneau sanguinolents. D’autre part, les récentes avancées de la nutrition réfutent la consommation de viande rouge, et les plus jeunes générations éprouvent du dégoût devant la présentation de certaines pièces jadis présentées entières et découpées, comme les rognons « à la Baugé » ou les morceaux de viande de cheval.
Mais, êtes-vous certain que cette décision de « supprimer la viande » n’est pas liée à votre clientèle de palace, souvent étrangère, qui ne correspond pas à la clientèle de la restauration traditionnelle ?
Êtes-vous certain qu’en prenant cette décision, vous n’allez pas retirer un peu plus encore de technicité dans patrimoine des maîtres d’hôtels ?
Êtes-vous certain que dans quelques années vous ne regretterez pas cette décision ? Sans compter que les volailles, viandes et poissons sont bien meilleurs lorsqu’ils sont cuits sur leur carcasse, leurs arêtes.
Cet art de la découpe a toujours, aujourd’hui, sa place dans les palaces et les clients reçoivent ce spectacle avec enchantement.
« Adore ce que tu as brulé, brule ce que tu as adoré ». Cette phrase, prononcée par l’évêque Rémi au mariage de Clovis prend ici tout son sens, comme il l’a pris tant de fois dans l’histoire de notre gastronomie. Les jeunes générations pourront-elles un jour adorer l’art de la découpe des viandes, une fois qu’elle aura été définitivement oubliée ?
Très cordialement,
Gil Galasso
http://thesedecoupes.wordpress.com/
PS une vidéo sur des essais de reproduction de découpes du 17 et 18ème siècle ici :
Proposition de synthèse sur la découpe du caneton
1 VONTET Jacques, l’Art de trancher la viande et toutes sortes de fruits à la mode italienne et nouvellement françoise par Jacques Vontet escuyer tranchant, Lyon, vers 1650
2 LUYNES, duc de Mémoire du Duc de Luynes sur la cour de Louis XV (1735-1758) publiés par L. Dussieux et E. Soulié, Paris, Firmin Didot
3 RAMBOURG Patrick, « Service à la française et service à la russe dans les menus du XIXe siècle », dans La noblesse à table. Des ducs de Bourgogne aux rois des Belges. Bruxelles, Brussels University Press, 2008, p. 45-5
4 CAREME, Marie-Antoine, Le Maître-d’hôtel français, ou Parallèle de la cuisine ancienne et moderne, Fayot, 1822
5 BECKER Jean Jacques, Justin Godart: Un homme dans son siècle (1871-1956), CNRS éditions, 2004
6 GAULT Henri et MILLAU Christian, Le nouveau guide Gault et Millau, N°54 du 01/10/1973
7 GOGUE A.,La cuisine Française, Hachette, Paris, 1859
8 POULAIN Jean-Pierre (dir.) L’homme, le mangeur, l’animal. Qui nourrit l’autre ? Les Cahiers de l’Ocha n°12